Festival de la Roque d’Anthéron 23 juillet 2010
Des concertos déconcertants…
« Parce que les virtuoses y trouvent leur content de prouesses mécaniques, les concertos pour piano de Rachmaninov encombrent encore nos programmes. Démodés, creux, n’ayant même pas conservé leur brillant, ils sont pour notre temps le pendant de toute la friperie des Henri Herz, des Czerny, des Thalberg… »
Lucien Rebatet Histoire de la Musique 1969
L’antisémitisme féroce de Lucien Rebatet n’avait d’équivalent que sa détestation pour Rachmaninov. Collaborateur zélé, l’écrivain et musicologue Rebatet fut condamné à mort à la libération, sa peine commuée en travaux forcés à perpétuité, puis il fut gracié.
Sur le tard, il écrivit son « Histoire de la Musique », ouvrage nourri d’une immense culture, brillamment écrit, mais entaché d’allusions et de disqualifications xénophobes, de parti-pris injustifiables, d’omissions éloquentes. Que cet ouvrage figure encore au catalogue de la maison Robert Laffont dans la collection Bouquins, est un mystère. Ici, ce n’est pas un Céline, romancier jouissant d’une liberté de parole dont il s’agit, mais d’un ouvrage didactique sur lequel on peut former son jugement. Ceci est d’autant plus étonnant que les bons ouvrages ne manquent pas, en premier lieu le « Dictionnaire biographique des musiciens » (Baker et Slonimsky) dans la même collection.
Ces concertos de Rachmaninov ont longtemps attesté du divorce entre le « grand public » et une « intelligentsia de la grande musique. »
Cette dernière a longtemps fait grief au grand compositeur de ne pas avoir emprunté les nouvelles voies de la seconde école de Vienne (Schönberg, Berg, Weber), d’être demeuré indifférent à l’univers de l’atonalité, l’accusant d’être un homme du passé, un artiste dépassé. (1902 : Création de la seconde symphonie de Sibelius, œuvre archi romantique et cependant vierge de tout reproche…)
Le dédain « officiel » envers Rachmaninov (absent dans le Larousse Musical 2000.. !) n’a jamais contaminé le « grand public » qui lui, ne se lasse pas de ces œuvres, pas plus que les pianistes de toutes générations pour lesquels enregistrer ces partitions ou les jouer en public, ne fut pas une infamante compromission. L’histoire des versions de ces deux œuvres magistrales est parcourue par des partis-pris esthétiques les plus variés. A la légendaire version de Byron Janis/Dorati, massive et incendiaire, répond celle de Rösel/Sanderling, d’une limpidité polyphonique admirable malgré sa violence. Un demi-siècle plus tard, place est faite aux enregistrements effaçant toute trace de pathos ou d’effets hollywoodiens. A la suite des « grands fauves russes » Richter, Horowitz, Gilels, la génération des 40 ans, Kissin, Volodos,Luganski, Berezowsky…renouvelle notre écoute par des éclairages aussi différents que passionnants. Ce dernier nommé, en cette soirée de début d’édition 2010 de la Roque, fort d’une connivence parfaite avec un orchestre de très bonne tenue, donne une version que Rachmaninov n’aurait pas désavouée, lui-même jouant ses propres œuvres avec une grande économie d’effets, jamais larmoyant, jamais complaisant. Berezowsky, toujours aussi dominateur de son instrument, insolemment doué, laisse la musique couler de source, sans effort et à bonne distance. Pour autant, aucune trace de neutralité dans ce jeu sobre et puissant, concis et mesuré, au romantisme suggéré mais pas imposé.
Mais, l’âme russe est l’âme russe…Les passages « fortissimo » sont de véritables bourrasques sonores, les traits les plus lyriques touchent au cœur et à l’âme. Les détracteurs d’une musique « de pianiste » (pas vraiment un compliment..) qui pointent du doigt les « musiques faciles » pourront s’abreuver aux partitions de Steve Reich ou Philip Glass, moins « déconcertantes. »
Une immersion de deux heures de cette musique « expressive » que l’on écoute yeux fermés, ne requiert aucune compréhension des œuvres mais une disponibilité émotionnelle de la part de l’auditeur. Porteurs de pacemaker…prudence…et que le sinistre Rebatet s’efface de nos mémoires.
Gérard Abrial
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© Easyclassic - 04/08/2010
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