Opéra sans égo
« Je t’aime, je te tue ».
Comment rendre crédible la réalité d’un amour rongé par la jalousie et qui ne pourra se résoudre que par le sang versé d’un des deux amants ? Comment passer le cap d’une action tout entière contenue dans ce genre de huis clos au psychologisme qui raréfie notre air ? Comment ne pas sombrer dans des procédés mélodramatiques véristes qui ont fait leur temps et ne pas se voir confronter avec l’ouvrage de référence en matière de jalousie pathologique : Othello ? Une entreprise risquée…
Alors, un opéra de Menotti, notoirement ignoré (le Kobbé ne le cite même pas), jamais enregistré, sur un sujet dont on sait vaguement qu’il se réduit à un drame intimiste, on s’y rend dubitatif.
Et bien, pour mille raisons, on avait tort. Et mieux, le monde de l’opéra (Renée Auphan, directrice de la maison marseillaise, exceptée) a eu tort de si longtemps se priver d’une pareille œuvre. Dire qu’on en est sorti impressionné est peu dire.
Cet opéra se distingue par une constante, qu’il s’agisse de la musique, du livret, de la mise en scène, des décors, du jeu des acteurs et de leur chant : une sobriété qui confère à l’ensemble hauteur de vue, force, simplicité et naturel. On cherche en vain la moindre trace de vanité sur ce plateau.
La musique : résolument tonale, mâtinée d’effluves de jazz et d’hommages à Debussy, elle ne prétend pas à l’éternité. Mais, parfaitement sertie à une gradation dramatique irrésistible et cohérente, elle fait avancer l’action de manière infaillible.
Le sujet ? Pourtant mince mais compact et homogène -un aveugle s’éprend d’une femme qu’il préférera tuer plutôt que de (ne pas…) se voir quitter-, il se nourrit de lui-même et se dilate jusqu’à une conclusion que résume notre titre.
La mise en scène ? Elle tire le meilleur parti d’une histoire hors d’un temps, hors d’un lieu, donc étrange jusqu’à en éprouver un sentiment de mal-être. Nous offrant une lecture parfaitement limpide de l’œuvre, Vincent Boussard sert le texte et nous fait grâce de son ego. Par les temps qui courent, une rareté.
Quant à la direction d’orchestre de Nader Abassi, souple et tendue elle ne souffre d’aucun reproche, hormis parfois des attaques qui éclatent sans nuances.
Dans le registre du « parlar cantado » à la Pelléas, Maria Golovin-Nuccia Focile et Donato-Paulo Szot forment un duo efficace, expressif et souvent émouvant. Crédibles dès leur apparition, l’une (soprano facile, bien projeté, legato naturel…) peint sans repentir le dilemme d’un amour sincère, prisonnier néanmoins d’une situation qui le rend précaire. L’autre (baryton puissant, stable, qui imprime ses effets plus qu’il ne les exprime) est lui aussi prisonnier mais d’une cécité qui le fait esclave de cette relation jusqu’à la folie meurtrière. Le voir s’enfuir son crime commis (enfin le croit-il…), libéré, pantelant, hébété, tenant la main de sa mère, est un moment anthologique d’opéra.
Voila bien une œuvre magnifique qui mériterait, sans qu’on en modifie la moindre virgule sur l’affiche, de connaître les plus grandes scènes lyriques.
Maria Golovin est bien dans la veine des destins de Carmen, de Tosca, de Violetta…
Femme-victime à l’opéra...un métier d’avenir.
Gérard Abrial
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© Easyclassic - 20/05/2006
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