Nelson Freire. La Roque 7 août
Nelson Freire entre en musique comme il entre en scène : discrètement, presque furtivement. Et c’est peu dire qu’il s’efface devant la musique…il disparaît.
Et ainsi, ce 7 août 2003, au déclin du jour, eut lieu un des plus beaux récitals jamais entendus au festival de la Roque d’Anthéron.
Mozart, sonate n°11. D’ordinaire les préliminaires sont les mêmes. Le pianiste s’installe dans sa musique, le public finit de s’agiter et tend l’oreille. Le temps d’un mouvement, on se rode mutuellement. Et rien ne dit qu’on va s’aimer.
Premières mesures de l’andante. Et là, en moins de dix secondes, un prodige se produit. Emanant de la scène, telle une nappe de brume, un climat de tendresse et d’innocence fige le public dans son silence et le captive tout au long du menuet qui suit, badin, rayonnant d’humour. La Marche Turque enfin, généralement écoutée d’une seule oreille, se révèle comme neuve, pétillante et pleine d’esprit. La grâce à l’état pur…
Comment ne pas se souvenir avec la plus profonde émotion des effets du jeu de Dinu Lipatti, ange-pianiste si prématurément disparu ?
Et comment ne pas redouter que l’état de grâce déjà ne s’achève en prévision d’un Beethoven qui vient à la suite, avec ses colères, sa fièvre, l’âpreté de son finale... ?
Mais le charme ne sera pas rompu.
L’Adagio méditatif de la sonate « Au clair de lune », d’une simplicité confondante, sera admirable en tous points, tant par la pureté de sa ligne mélodique que par sa beauté sonore. Et jusqu’au Presto Agitato, avec sa véhémence, ses accents sulfureux, ses arpéges ascendants orageux qui laissent l’auditeur pantois et bouleversé. On cherche une référence à l’identique et notre réminiscence émotionnelle va vers Wilhelm Kempf pour cette approche si exempte d’affectation, d’une si profonde ferveur.
On connaît Freire grand interprète de Chopin. Abdel Rhaman El Bacha, fort de son intégrale de juillet, sur la même scène, semblait détenir le monopole de ce répertoire. On n’en dira rien, chaque pianiste peut voir son Chopin, tel le midi à sa porte. Mais celui de Freire, du jour à la nuit, fait le tour du cadran. Des Berceuse op 57 et de la Barcarolle op 60 on se souviendra de la splendeur de son toucher, de ces notes effleurées, percutées, polies, martelées sans que jamais le pianiste brésilien ne cède à la tentation de leur faire à chacune un sort. Un Chopin qui ne sature jamais, ni par la pensée, ni par la sonorité et dont l’élégance et la myriade de nuances nous ramène l’écho d’Arthur Rubinstein, qui de ses cieux sans doute aussi applaudit.
Le Debussy de Nelson Freire fut-il le plus grandiose moment de ce récital ?
Dans le public, le silence est absolu, les visages s’apaisent, les yeux se ferment, tout n’est que sérénité. On atteint à une forme de bonheur de musique, de plénitude savourée à chaque note.
La nuit andalouse des Estampes et sa Habanera au parfum entêtant plane sur le parc de Florans et on voudrait que cela jamais ne cesse. A la reprise de conscience, on active ses souvenirs discographiques et la pudeur si tendre de Samson François nous revient en mémoire, l’émotion nous gagne. Albéniz, trois bis, et en coulisse Nelson Freire s’efface, comme il est venu on ne sait plus trop quand…
Mais à bien y réfléchir, toute comparaison avec les grands aînés est vaine.
Nelson Freire n’est pas Lipatti, Kempf, Rubinstein ou François. Sa grande modestie, son exigence musicale, son détachement en terme de carrière, l’ont longtemps tenu hors des modes. Depuis quelques années, la vérité de la musique s’attache désormais à son nom.
C’est Nelson Freire, c’est l’homme qui joue non pas du piano mais de la musique, celle qui va au cœur sans détour et nous fait un si grand bien.
Gérard Abrial
© Easyclassic - 08/08/2003
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