Festival de la Roque d’Anthéron Récital de Gregory Sokolov 18 août 2015
Gregory Sokolov, dans ce monde mais pas de ce monde.
Le virus « Sokolov », nous l’avons contracté en août 2004 au temple de Lourmarin.
Un véritable chaudron connu pour son acoustique approximative, son inconfort absolu, sa chaleur étouffante. Le souffle court, nous ruisselions de sueur mais que n’aurions pas fait pour être admis à la « Messe Sokolov » ?
Aussi, nous, pénitents historiques, presque à regret, avons pris le chemin du flambant neuf Grand Théâtre de Provence (sa climatisation, ses fauteuils moelleux, son bar élégant…) ce qui autorise, nous les pionniers que nous fumes, à toiser un peu les nouveaux adeptes aixois.
Mais ici ou là, cela ne facilite en rien le difficile labeur du chroniqueur musical. Car dès lors qu’il s’agit du prodige russe, notre vocabulaire montre ses limites.
Années après années, ayant (nous tout autant) usé et abusé des superlatifs, des hypertrophies, des grandiloquences, des emphases, nous ne savons plus comment, sans nous répéter, dire notre inconditionnelle vénération envers le plus impénétrable des musiciens.
Un remède? Revenir à une « écoute objective » en conservant une distance nécessaire afin de ne pas nous laisser hypnotiser par cet être, pianiste de génie comme mystérieux individu. Bienheureux les journalistes ou autres musicologues qui disposent de cette capacité. De celle-ci, nous sommes dépourvus, mais ces belles plumes, nous ne les envions pas. Tête froide=cœur sec.
Sokolov, un mystère en frac.
Gregory Sokolov est un cas à part, sans pareil. Tout en lui porte l’empreinte de la singularité. Voila un interprète jouant « ex nihilo », qui ne se réclame d’aucune école, d’aucun enseignement, de quelque influence musicale que ce soit, ne s’autorisant que de lui-même. Et tout ceci sans s’appropier la partition, sans modifier la moindre double-croche, sans aucun esprit de provocation.
Les conceptions interprétatives de Sokolov étant « hors normes », affirmer qu’il joue Brahms mieux qu’un tel ou Couperin moins bien qu’un autre, n’a aucun sens.
Richter ou Guilels, ces contemporains que jeune il côtoya, ont pu être des initiateurs mais non des inspirateurs.
A ce jeu, bien entendu, une frange (très réduite) de mélomanes instruits lui reproche de « faire du Sokolov. » A ceux-ci nous répondons : « Pourvu que ça dure… ! »
Si on devait isoler une seule des grandeurs sokoloviennes, on soulignerait cette capacité assez surnaturelle de transmuer la matière sonore, par essence invisible et immatérielle, en un matériau concret, tangible, palpable et manifeste. Sous une technique infaillible, pas une note produite par Sokolov qui ne soit privée de sens, qu’on approuve ce sens ou pas, qu’on l’adopte ou qu’on le rejette.
Par ailleurs, il n’échappe pas au public, même le moins averti, que jamais ce pianiste, qui semble parfois atteindre le point de rupture sonore comme émotionnel, ne cherche ni à convaincre, ni à subjuguer. Ceux qui tentent de résister au torrent Sokolov, de s’interroger sur la validité des partis pris interprétatifs du russe qui jamais ne sourit, abdiquent. Bienvenu aux sokolophiles et aux sokololâtres.
Bach Partita BWV 825
C’est avec J.S.Bach que le rideau du GTP se lève. Mise en place des plus soignées, tempo parfaitement équilibré, articulation nette mais sans aridité, sarabande crépitante d’allégresse… Sokolov joue le jeu de la clarté polyphonique et d’une liberté rythmique irresistible. Une architecture sonore qui pour être stricte n’en est pas moins dénuée de poésie. Loin des versions opposées de Gould ou Pérahia, Sokolov livre un Bach sobre mais dense, aux contours nets, sans romantisme ni accents baroques appuyés, sans référence au clavecin ni à l’orgue.
Beethoven sonate n° 7 en ré majeur Op.10 n°3
Bien que romantique avant l’heure, la sonate n° 7 de Beethoven n’est pas, et de loin, une œuvre des plus jouées hormis dans les intégrales. Au même titre que de rares êtres ont le don de nous rendre intelligent (ne serait-ce que le temps d’une rencontre !) l’art de Sokolov consiste à mettre en lumière des pages parfois déconsidérées par une science suprême, celle de création de climats, de mondes sonores insoupçonnés. A preuve, la clarté de la progression entre les octaves impétueuses et la douce amertume d’un allegro conclusif. Par sa profondeur expressive, par son sens de la pulsion comme par sa stupéfiante rapidité à passer d'un fortissimo torrentiel à un pianissimo à peine audible, c'est dans ces oppositions de climats, dans ce jeu qui alterne savamment contraction/expansion que Sokolov donne toute la mesure de sa puissante inventivité.
Page vaste et sophistiqué, le largo de cette sonate est décrite par Beethoven comme «… un état d’âme en proie à la mélancolie, avec différentes nuances d’ombres et de lumières. » En conclusion de cette partition, un rondo, pyrotechnie de contrastes, de couleurs, de variations de tonalité.
Schubert, sonate n°16 D 845.
A l’après pause, cette sonate de Schubert, la 16 éme, est elle aussi une œuvre bien moins souvent interprétée que les trois dernières, testament pour piano seul d’un compositeur de son vivant si négligé. Dès les premières mesures de son « moderato » on comprend que cette partition ait pu séduire Sokolov. Sans préalable, un climat mystérieux s’installe, des tensions se font entendre, le 1er thème mélodique à l’unisson, le second tout en accords crépusculaires, évoluant vers une trame élégiaque. L’andante suivant est un condensé des états d’âme de Schubert, l’expression d’un bonheur rapidement voilé par un sentiment de profonde mélancolie. Le scherzo est façonné de violents contrastes, le climat est véhément, les lignes sont tendues mais contenues, le tout parcouru de fugaces effluves de tendresse. Un Rondo Sonate, fébrile, agité, tout en claudication sonore, est un mouvement que Sokolov, maître du passage aux rayons X de ses partitions, densifie comme par magie. L’intensité dramatique insufflée à cette sonate, produit un effet si hypnotique et implacable que la raison ( « mais que fait t’il ? ») cède aux coups de boutoir de la ferveur musicale. Il arrive que face au colosse Sokolov, la tête de l’auditeur n’adhère pas.
Schubert, Six Moments Musicaux. Op 14 D 780.
Voici des œuvres brèves, très caractérisées, rhapsodiques, connues au-delà du cercle des mélomanes. Sokolov en livre une version simple, immédiate, qui ne se pousse pas du col. Ici aussi nous sommes sidérés par la multiplicité de ses points de vue, par l’aisance avec laquelle il montre sans nécessité de démontrer. Schubert, par la voix de Sokolov se confie avec pudeur, sans épanchement, au plus près de la représentation que nous nous faisons de l’existence d’un compositeur que les mauvais sorts n’ont jamais épargné.
Le rituel des bis
Fidèle à son rituel, Sokolov donnera six bis, cinq Mazurkas de Chopin et un Debussy (Prélude n°10 ) décanté. De fait, une troisiéme session.
A l’instant de nous séparer, une certitude nous vient à l’esprit. Le temps de ce récital et sur aucun autre point de la planète, la musique pour piano n’aura été aussi bien servie et sublimée.
« Et les sourds entendront » ( Isaie 29-18)
Gérard Abrial
© Easyclassic - 19/08/2015
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