Année Mozart, année Haskil
En 1956, pour le bicentenaire de la naissance de Mozart, Herbert von Karajan invite Clara Haskil à une tournée de concerts dans les grandes capitales européennes.
Ce sera, pour la pianiste d’origine roumaine, l’apogée d’une carrière qui, à peine lancée, se confond déjà avec son crépuscule.
A 60 ans passés, cette consécration tardive, bruyante, soudaine, Clara Haskil lui trouve un goût amer. De quoi ont été faites les quarante années écoulées ? De rares récitals et de succès sans lendemain, de promesses évasives et de dédain. Quelle est l’origine de l’inconcevable surdité du monde envers Clara Haskil ?
Les causes sont multiples.
Née en 1895 à Bucarest, Clara à l’âge de cinq ans montre d’extraordinaires dispositions aussi bien au piano qu’au violon. Son oncle, un genre de Léopold Mozart qui trouve la Roumanie bien trop frustre pour former et reconnaître le talent de sa nièce, lui offre Vienne. En Autriche, la jeune musicienne se forge une technique éblouissante, si solide que les années de maladie et de privation de piano ne l’altéreront jamais. C’est à Paris que va commencer son incroyable chemin de croix. Dédain du professeur Cortot à son endroit, torture d’un corset de plâtre à la suite d’une opération du dos, mort de son oncle, ruine de sa famille, premières rencontres avec l’antisémitisme…
Dès lors, la vie de Clara Haskil ne sera plus qu’une série de désillusions, de maladies, de rendez-vous manqués avec une carrière dont elle disait ne pas se croire digne mais à laquelle, paradoxalement, elle consacra une volonté irréductible. En 1942, comme tous ses coreligionnaires musiciens, elle se vit interdire de toute présence sur scène. L’artiste et pédagogue Cortot était devenu sous Vichy le Haut-commissaire aux Beaux-Arts. Zélé défenseur d’une musique purifiée de ses éléments juifs, il croise à nouveau le destin de Clara…
Fort heureusement, elle connut quelques soutiens, principalement celui de la princesse de Polignac, héritière de la fortune de son père Isaac Singer, inventeur de la machine à coudre. Ménageant la fierté de l’artiste, elle l’aidera à survivre et lui donnera l’occasion de quelques concerts.
En 1942, la comtesse Pastré hébergera Clara dans son domaine à Marseille qui devint un foyer d’artistes réfugiés et financera l’opération de la tumeur au cerveau qui menaçait la vie de la pianiste.
On ne peut évoquer la mémoire de Clara Haskil sans citer Dinu Lipatti. On sait la profonde amitié, la réciproque vénération qui unissait les deux pianistes roumains.
Dinu Lipatti qui connaît en ces années sombres une brillante carrière, mesure t’il les conséquences de ses récitals en Allemagne nazie ?
Clara, toujours digne dans les désillusions les plus douloureuses, ne lui en fera jamais le reproche, l’encourageant sans cesse.
La persévérance de Clara Haskil finira par vaincre ce destin si triste. Bruxelles et Genève, plus tardivement Paris et bientôt même Berlin, vont s’accorder à trouver à la vieille dame au physique douloureux cette suprême élégance, cette profondeur de sentiments qui sied si bien à Mozart. Très tard, trop tard…En 1960, Clara Haskil qui fête ses soixante-cinq ans, épuisée par ses incessants concerts, succombera à une chute.
Si peu faite pour la vie, c’est à titre posthume qu’elle laisse le souvenir de l’interprète la plus bouleversante de Mozart qui jamais ne fût en son temps.
Par quel miracle, Clara Haskil dans cet acharnement du destin, n’a t’elle jamais cédé au désespoir et à la tentation de fermer son piano? C’est une énigme. D’une humilité absolue, d’une modestie confondante, toujours prête à se dénigrer et à admettre le rejet qu’autour d’elle on infligeait aussi bien à sa personne qu’à son talent, Clara néanmoins persévéra.
Car au fond d’elle-même elle savait que sa musique, nourrie de ses souffrances et de ses pudeurs, avait un sens. Elle toujours en marge du monde, comprenait mieux que quiconque, ce que Schubert nié de son vivant, ce que Mozart si peu reconnu de Vienne, ce que Schumann en proie aux atteintes de démence, avaient enduré.
Ce que Clara Haskil savait restituer de son pouvoir émotionnel est d’une pureté et d’une élégance insondables. Privée si longtemps de la bienveillance du monde, elle ne pouvait offrir ses sentiments qu’à ces compositeurs qu’elle aura toujours servis avec la plus profonde sincérité.
Le monde musical est en dette envers elle, elle dont le centenaire de la naissance en 2005 aura été si peu évoqué.
Il faut espérer que 2006, année offerte à Mozart, sera aussi celle de Clara Haskil.
De son clavier, elle qui fut sa grande sœur, sa confidente, semblait jouer pour Wolfgang. Et celui-ci, de ses hauteurs ne pouvait que lui sourire.
Gérard Abrial
© Easyclassic - 04/01/2006
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