Musicales du Luberon 2014 25 juillet Quatuor Voce
On les nomme aussi « seize cordes. » Dans leur contrat moral, ces quatuors se promettent toute une vie dédiée au collectif, leurs patronymes s’effaçant au profit de l’intitulé de leur ensemble. Les Berg, Ludwig, Rosamunde, Lindsay… et tant d’autres célèbres quatuors, leur vie durant, on affiché un taux de narcissisme proche de zéro.
Même géniaux à titre personnel, ces musiciens se savent promis à l’anonymat. Mais il arrive qu’un chambriste désire exister par lui-même jusqu’à voir son nom au sommet d’une affiche. Parmi ces exceptions, voici le second violon du quatuor de Budapest.
Un modèle de probité dans le monde de la musique, un immense musicien, un être hors du commun.
Alexandre « Sasha » Schneider » 1908-1993
Un Stradivarius au Bistrot du Paradou
Certains habitués du très « people » Bistrot du Paradou, proche de Saint-Rémy de Provence, se souviennent encore d’une insolite apparition, celle d’un vieillard à la mise négligée, mal rasé, coiffé à la diable, un genre d’excentrique contrastant avec le chic discret de cette bonne maison.
Etrangement, cet homme était reçu avec tous les égards dus à un voisin à bien traiter ou une personnalité de quelque réputation.
L’ « apparition » se nommait Alexander Schneider, dit « Sasha Schneider ». Entre les murs de son mas du Vieux Charron à Paradou, il aimait faire de la musique avec ses camarades. Jusque là, rien de bien étonnant. Sauf que ses partenaires se nommaient Pablo Casals, Isaac Stern, les « Guarneri », Peter Serkin, Jaime Laredo…Le portail du mas restait ouvert et en toute simplicité, ces illustres artistes cultivaient l’art de vivre en musique en jouant Bach, Mozart, Beethoven...
Personnage qui relève d’une saga romanesque, Sasha Schneider fut le plus passionné, le plus généreux, le plus éclectique et parfois le plus excentrique de tous les musiciens de son époque. Le plus grand voyageur aussi. Jamais un Stradivarius ne sillonna autant de continents ni connu autant de scènes.
Né à Vilnius, fils d’un modeste serrurier convaincu des bienfaits de la musique sur le devenir de ses enfants, Sasha se vit offrir une solide formation de violoniste. Un temps, le jeune artiste subvint à ses besoins en jouant dans les gares, dans les cabarets, voire les bordels. Puis, il intégra le monde de l’orchestre et plus généralement celui de la musique de chambre. C’est comme second violon du quatuor de Budapest que sa réputation se forgea. Chassé par les nazis (sa mère et sa sœur disparurent à Auschwitz) on retrouve sa trace en France lors de son séjour à Marseille avec ses « Budapest ». Le quatuor donna des récitals chez la Comtesse Pastré (1) à Montredon, où plus tard, furent hébergés et protégés des milices Clara Haskil, Samson François ou Manuel Rosenthal.
En 1938, établi aux Etats-Unis, l’activité de Sasha Schneider devient fébrile. Il joue en solo, rejoint diverses formations, dirige plusieurs orchestres, crée des ensembles de musique de chambre mais surtout se livre corps et âme à sa passion première : l’enseignement.
Sasha Schneider tel un missionnaire, portera son amour pour la musique au Japon, puis à son époque dans des pays plus qu’improbables tels que Java, Bali, la Tasmanie, Sumatra. Il aura comme complices de ses projets et de ses récitals, quelques amis du nom d’Istomin, Serkin, Gitlis, Rubinstein, Menuhin… Albert Einstein, violoniste aussi amateur que passionné connut le privilège de recevoir quelques leçons de l’intraitable Sasha.
En 1954, celui-ci fit la connaissance d’un jeune artiste sans notoriété nommé Glenn Gould. Malgré les attitudes iconoclastes et parfois arrogantes du pianiste canadien, Sasha, sans rancune, le recommanda à David Oppenheim directeur du label Columbia. C’est dans les studios de cette firme que Gould enregistra la très fameuse première version des Goldberg de J.S Bach, un succès planétaire. La carrière de Gould une fois lancée, Sasha Schneider disparu de la mémoire de l’extravagant et ingrat pianiste de Toronto.
Deux lieux mythiques vont garder en mémoire l’implication musicale et pédagogique de Sasha Schneider : les festivals de Prades et de Marlboro auxquels il se consacra sans compter. Dispensant son enseignement en anglais, allemand, français, russe, parfois yddish, il s’exprimait dans une sorte d’esperanto de son invention, mélange de toutes ces langues dont le sens parfois échappait à la majorité de ses élèves quand ce n’était pas aussi à son auteur.
Violoniste comme chef d’orchestre, son legs discographique comprend plus de 150 enregistrements dédiés à une quarantaine de compositeurs.
A partir des années 1985, sa santé déclinant, cet apatride aux multiples passeports, éprouva le besoin d’appartenir à un lieu discret et paisible sous n’importe quelle latitude. C’est ainsi qu’il tomba sous le charme des couleurs et des lumières du bien nommé hameau de Paradou en Provence.
Sasha Schneider fit sa dernière apparition en 1993 lors du concert du nouvel an qu’il dirigea au Carnegie Hall. Une crise cardiaque l’emporta quelques jours plus tard.
Ses dernières volontés furent respectées. Incinéré à New-York, ses cendres furent dispersées aux quatre vents du cimetière des Baux de Provence. Sans discours ni musiques.
Gérard Abrial
(1) Lily Pastré - La Bonne-Mère des artistes. Laure Kressmann
Gaussen 2/14 220 pages
© Easyclassic - 17/06/2014
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