Opéra Théâtre d’Avignon 3 mars 2009
Sous ses doigts, les Préludes de Bach ou Chopin ne sont pas que les Préludes de Bach ou Chopin. Ce qui ne veut pas dire qu’ils sonnent mieux ou moins bien à nos oreilles que, par exemple, ceux joués par Martha Argerich ou Daniel Barenboïm, ses célèbres compatriotes argentins. Non. Quand Miguel-Angel Estrella apparaît, c’est une toute autre dimension de la musique qui vient à nous. Non pas musique en tant qu’art, mais musique en tant qu’arme.
Et notre écoute, forcément, s’en trouve modifiée. Elle ne se concentre plus sur la seule qualité du toucher d’un musicien, la justesse de son phrasé, la pertinence d’un rubato, la stabilité de son tempo… mais sur le potentiel politique, social, culturel de la musique. Autre écoute, autre regard, autre réflexion.
La musique, c’est le viatique de cet homme. Aucune dictature ne l’aura muselé, aucune torture ne l’aura maté. Cette même Suite Anglaise de Bach, interprétée hier à Pleyel ou ce soir en Avignon, il l’aura jadis offerte aux paysans les plus démunis de sa province natale du Tucuman. Rendre un peu de dignité à ces hommes traqués par la tyrannie des colonels, telle était sa mission. Bravant parfois les interdits, incarcéré pendant deux ans, il aura transporté son Beethoven de prisons en écoles, d’usines en hangars agricoles pour offrir aux plus démunis ce que l’humain a conçu de plus universel. Et, inlassablement, cet homme joue pour dénoncer, alerter, parfois soulager.
Quand ce croisé, petit mais si solide, fragile mais si téméraire, part en mission, ses partitions deviennent des évangiles.
Le courage n’a jamais quitté celui qui, à Paris, fut jadis l’élève de Vlado Perlemuter, Marguerite Long et Nadia Boulanger. Ces maîtres ne prodiguaient pas un enseignement mais une doctrine : celle de la rigueur, du respect du texte, du refus de la rhétorique, du don de soi. En ce sens, Miguel-Angel Estrella aura été leur disciple le plus généreux. Pour plaider la cause des plus démunis devant les Nations Unies, l'UNESCO, le Vatican, il fallait que le pouvoir de ses mots soit aussi fort que l’éclat de ses notes. Les interprètes de la trempe de M-A. Estrella ou du regretté Yéhudi Menuhin sont rares. De nos jours, un autre musicien « absolu », Daniel Barenboïm*, tête et cœur du West-Eastern Divan Orchestra dirige les meilleurs jeunes musiciens issus de pays impliqués dans le conflit du Proche-Orient. Mais c’est M-A.Estrella qui aura ouvert ce chemin en fondant en 1989 l’Orchestre pour la Paix.
L’invité du Rotary d’Avignon aura joué le Prélude en ut mineur de Chopin, celui dont les derniers accords sonnent comme un glas. Puis, à la fin de son programme, il le redonna, encore plus lent, plus élégiaque, dans ce genre de silence de plomb qui vous prend à la gorge. Ce silence dont Yéhudi Menuhin disait qu’il est le préalable à toute musique.
Il n’y a que les plus grands artistes pour faire entendre de tels silences.
Gérard Abrial
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* La musique éveille le temps. Ed Fayard.
© Easyclassic - 06/03/2009
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