Sokolophiles en transe
Chaque année, le rituel est le même. Billets tenus fermement en mains dûment
acquis à la première seconde de l'ouverture des réservations , brumisateur
alourdissant les sacs des dames pour lutter contre la fournaise du temple,
galettes de mousse pour affronter des bancs aussi accueillants que la justice
albanaise... d'année en année les mêmes reviennent pour assister à la
grand-messe. Ce sont les sokolophiles, adulateurs d'un pianiste de légende, d'une
exigence fanatique avec la musique, qui, sous ses doigts, tient d'avantage de la
révélation mystique que de l'expression artistique.
150 minutes plus tard, les mêmes adorateurs disparaîtront sous un soudain orage,
silencieux, abasourdis, stupéfaits, sidérés.
Entre temps, Schubert, Scriabine, Chopin et Rachmaninov seront passés sous ses
doigts. Passés ? Que dis-je ? Réinventés, sublimés, portés à leur point
d'expressivité le plus haut..
La sonate D 958 de Schubert est la moins répandue des fameuses « trois dernières
sonates ». A six semaines de sa mort, le jeune Schubert laisse en héritage ces
chefs d'oeuvres longtemps ignorés. De dimension et de puissance narrative toute
beethovenienne, ce sont des épreuves dignes d'un marathon pianistique.
Faudra t'il isoler un trait de génie du pianiste russe ? Certainement son sens
de l'architecture des oeuvres qu'il construit sous nos yeux sans aucune rupture
de tension sonore ni passage à vide d'une science musicale imperturbable. A
preuve la clarté de la progression entre les octaves impétueuses et même
violentes et la douce amertume de la mélodie finale de l'allegro. C'est dans ces
oppositions de climat, dans ce jeu qui alterne savamment contraction/expansion
que Sokolov donne toute la mesure de sa supériorité. Par sa profondeur
expressive (épisodes tragiques en mi mineur de l'Adagio/fantaisie du Menuetto)
comme par sa stupéfiante rapidité à passer d'un fortissimo torrentiel à un
pianissimo à peine audible. Quel cerveau! On en appellerait la neurologie au
secours.Exit Schubert.
L'univers de Scriabine est tel un soleil noir. Il rode dans cette musique les
ombres mortifères d'un compositeur hanté par une mystique qui nourrira jusqu'au
paroxysme harmonie, sonorités et rythme de ses partitions. Il y aura dans la
version Sokolov de ce 23 juillet tant de densité sonore, de brusques contrastes,
de sentiments à la limite de la crise, que ce programme Scriabine, amputé de
quelques pages nous aurait soulagé.
Aussi, à l'heure des bis, les premières notes du prélude de l'opus 28 n° 4 de
Chopin furent comme un retour à la vie. Enchaînant cinq autres pages, cet homme
sans sourire, termina par le vingtième prélude du même cycle écouté dans une
apnée collective qui demeura un moment encore après que l'artiste ait disparu
dans son monde et que son piano se fût éteint.
Sokolov se situe au-delà du monde de l'interprétation. S'étant en quelque sorte
approprié les oeuvres, il rejoint les très rares "récréateurs", (Gould,
Gulda, Richter...) qui donnent aux partitions une dimension parfois bien
supérieure à celle voulue par le compositeur.
On pourra crier au sacrilège, on pourra aussi admettre cette forme de génie.
Demain, loin ou près d'ici, un autre artiste, un autre piano.
Mais de là où nous étions ce soir là, il nous a été donné d'entendre un génie à
cet instant sans rival aux quatre coins de notre planète.
Gérard Abrial
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© Easyclassic - 28/07/2007
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