La Roque...après Lugansky
Le récital de Nikolaï Luganski fut un bel exemple de ce qui nourrit les débats sans fin entre mélomanes.
Si à l’issue de cette soirée, il n’y eut pas de mots assez élogieux pour dire les merveilleux Rachmaninov et les admirables Chopin donnés en bis par le jeune russe au sourire lointain, l’unanimité, et c’est peu de le dire, ne se fit pas pour les deux sonates de Beethoven jouées en première partie.
Trop sophistiquées et manquant de substance pour certains, d’une admirable clarté suggestive pour d’autres, à l’image d’un Schnabel, voici en résumé ce qui se disait à la pause de ce concert.
Attardons-nous donc un instant sur un aspect de la controverse.
La musique classique a la particularité, avec le théâtre et l’opéra, de faire renaître l’ œuvre à chacune de ses interprétations (où dans un cas moins favorable, de lui offrir une nouvelle sépulture). Un livre reste un livre, un tableau, un tableau. En donner une nouvelle version s’appelle faire un pastiche ou un faux.
En musique, le mélomane évoque trois éléments : compositeur, œuvre et interprète. Ainsi (au hasard, pour se limiter au piano et puiser dans le passé…) affirmera t’il :
« Les meilleures sonates de Prokofiev sont celles de Richter… La plus grande version des concertos de Beethoven est celle de Léon Fleischer dirigée par Georges Szell... Les Tableaux d’une exposition ne sauraient être entendus que sous les doigts d’Horowitz... » Le plus souvent, l’accent est mis sur l’interprète. C’est lui qui identifie la sensibilité du mélomane. Petit effet en société assuré. Mais grande injustice. Voyons pourquoi.
Un exemple. Recherchons sur Internet l’offre du concerto pour piano de Schumann. 585 versions disponibles… chiffre monstrueux. Pour justifier son choix d’une manière rigoureuse, le mélomane accro à son seul interprète et qui, de fait, exclut les autres, devrait donc passer en revue toutes ces versions et de surcroît, être capable de saisir ce qui les particularise. Considérable (et d’une utilité douteuse) entreprise réservée à des travaux musicologiques.
« Pourquoi ce concerto de X par Y ? » A la question des milliers de fois posée à ces mélomanes souvent passionnés, et curieux par ailleurs, la réponse est généralement tout à fait subjective.
« Ce concerto de X par Y, si pour moi c’est le meilleur, c’est que (au choix) :
-une pianiste distinguée me l’a conseillé…
-c’est un cadeau de mes parents… de mes enfants….
-c’est un disque acheté après un récital de l’artiste…
-c’est un choix émanant d’une revue…
-c’est ainsi…un coup de foudre et je n’ai pas trouvé (ou cherché) mieux…etc… »
Quoiqu’il en soit, ce mélomane exprime la nécessité de placer « sa » version au sommet d’une hiérarchie. Soit. Mais, a-t-il confronté ses certitudes à d’autres versions ? Ignorant celles-ci, ne se fige t’il pas lui-même dans un style ou une conception interprétative ? Refuserait-on de boire autre chose que du Chablis au prétexte qu’on a décrété que c’est le meilleur vin au monde ?
On connaît des mélomanes qui, le sourcil soupçonneux, ne savent écouter une œuvre qu’à l’aune de celle qu’ils ont consacré comme étant « la référence » et dont ils se prévalent comme s’ils avaient eux-mêmes inspiré l’interprète. Nous les plaignons.
Bien entendu, faute de temps ou de moyens, on ne peut enrichir sa discothèque de versions multiples d’une même œuvre.
Car il ne s’agit pas de renier sa version de référence, mais de faire bon accueil à d’autres approches.
Sous l’angle de l’interprétation, c’est tout l’intérêt d’un festival comme celui de la Roque d’Anthéron que de susciter la curiosité du mélomane, d’encourager son ouverture d’esprit en offrant plusieurs fois les mêmes œuvres jouées par divers artistes.
Ainsi, au hasard, si vous en tenez pour le Chopin de Sokolov, vous avez pu en 2003 écouter celui de Dong Hiek Lim, bien différent mais d’une grande beauté. Et vous pourrez cette année entendre celui de Mika Akiyama, Akiko Ebi, Trpceski, Luisada et bien d’autres.
De découverte et découverte, ce ne sera plus une interprétation unique qui sera le critère de votre goût : il pourra s’enrichir des multiples « entrées » qu’autorisent la majorité des œuvres du grand répertoire une fois affranchi des qualificatifs encombrants de « meilleur, référence, « absolu… » qui sont autant de limites.
Le tiers des invités de cette édition 2005 sont de jeunes talents.
Ce sont les Argerich, les Freire, les Kovacevitch de demain.
Neuburger, Bar Shaï, Voltchok, Paley, Braley…eux aussi ont créativité et inspiration.
Sous leurs doigts vont renaître des œuvres dont on croyait tout savoir.
C’est ainsi, jour après jour, à La Roque d’Anthéron…
Gérard Abrial
© Easyclassic - 02/08/2005
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