Tribune Libre
L'interprétation c'est bien, l'oeuvre c'est mieux...
La musique instrumentale classique, tout comme le théâtre et l’opéra, a cette une particularité de faire renaître une œuvre à chacune de ses interprétations. Dans le meilleur cas, elle la sublime, dans l’autre, elle lui offre une nouvelle sépulture.
A contrario, un livre reste un livre, un tableau, un tableau. En donner une nouvelle version se nomme : pastiche, plagiat ou faux. D’une part, un art évolutif et éphémère, d’un autre, un art immuable et intouchable.
Au disque ou au concert, nous sommes confrontés à trois éléments : compositeur, œuvre, interprète. Très généralement, c’est du point de vue de ce dernier que l’œuvre sera commentée. Implicitement, notre choix révélera et identifiera notre sensibilité et le degré de notre culture musicale. Innocent petit effet en société assuré.
Les limites des comparaisons
Exemple : recherchons sur Amazon l’offre relative au concerto pour piano de Schumann. 140 items cités… Même ramené à des versions plus ou moins repérables, disons 10, voire un peu plus, un classement qui se voudrait « objectif » serait aussi indigeste que vain.
Pour justifier son choix d’une manière rigoureuse, le mélomane qui tient mordicus à sa « version de référence » (et qui, de facto déclasse ainsi les autres) devrait donc passer en revue toutes ces versions (partitions en main.. !) et de surcroît, être capable de saisir ce qui les distingue, justifiant la place de « sa » version au sommet d’une hiérarchie.
En ignorant la diversité interprétative, ses déceptions comme ses plaisirs, notre mélomane se fige dans une esthétique ou une rhétorique qui, avec le temps, les modes, les goûts, évolue (la survenue du baroque par exemple…) Non vénérons les mémoires de ces immenses interprètes, mais Bach a survécu à la géniale hégémonie de Gould, Mahler à l’empire de Bernstein, Berlioz à la souveraineté de Crespin.
L’établissement d’un « palmarès » est une entreprise réservée aux excellentes et érudites plumes de la presse spécialisée, tout comme fut celle des mémorables tribunes des critiques de disques sur France-Musique, même au prix de leurs fréquentes divergences. Mais grâce à elles, nous avons beaucoup appris.
Une même œuvre, deux cerveaux
Une certitude : quand deux auditeurs écoutent un lieder de Strauss, ils n’entendent pas le même lieder de Strauss. C’est une donnée culturelle, sociale, neurologique, intime.
A la question des milliers de fois posée à des « Pourquoi considérerez-vous l’interprétation de cette œuvre comme étant la meilleure ? » la réponse est révélatrice. Micro-trottoir : …
-une musicienne distinguée me l’a conseillé…
-c’est un cadeau de mes enfants…. (qui s’y connaissent.)
-c’est un disque acheté après un fabuleux récital de l’artiste untel…
-c’est un choix émanant d’une revue…
-c’est ainsi…Un coup de foudre. Y’ pas mieux.. »
Eloge de l’infidélité
On connaît des mélomanes instruits qui ne peuvent écouter une version « nouvelle » sans jamais « oublier » celle qu’ils ont consacré comme étant « la référence » et dont ils se prévalent sans cesse. A croire qu’eux-mêmes ont inspiré l’interprète. Ces monomaniaques, nous les fuyons. Tenir une interprétation pour « incomparable » tient lieu d’oraison funèbre.
Même « géniale » une interprétation est une interprétation, une manière d’exégèse musicale.
Mais ce n’est pas l’œuvre. Si Karajan fut grandiose, Beethoven est immortel. Une nuance.
Le flux incessant de la « re-création » est une énergie indispensable qui vivifie et vitalise ces milliers d’œuvres, lesquelles, privée de cette énergie, seraient pétrifiées. Une sorte de mausolée musical de l’empereur Qin.
L’ « honnête mélomane», à l’écoute d’une sonate de Schubert même mille fois entendue, accueillera une voix autre, sans a priori, dans un état de virginité absolue, empreinte de curiosité, de bienveillance, de simplicité.
Le cœur d’abord, l’oreille après…
Gérard Abrial
Octobre 2014
© Easyclassic - 09/10/2014
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