Festival de la Roque d’Anthéron 4 août 2012 Musique de chambre
Talents sine nomine
C’est toujours la même réflexion qui nous vient à l’esprit à l’écoute d’un quatuor de grand talent. A l’heure où quelques solistes (jeunes, beaux et souvent asiatiques…) de plus en plus nombreux apparaissent dans la rubrique « people » des magazines à grande diffusion, d’autres, tout autant remarquables instrumentistes, pour toujours seront les Dupond-Durand du monde de la double-croche. Des anonymes. Les célébrissimes « Berg », « Rosamunde», ou « Amadeus » ont abdiqué toute reconnaissance individuelle au profit d’une appellation « générique » ou de celle dupatronyme du lointain fondateur de leur ensemble. Et au-delà de ce renoncement, ces artistes savent qu’ils ne pourront jamais prétendre aux cachets de leurs camarades solistes.
Le quatuor Modigliani, ou, plus familièrement « les Modigliani » sont quatre musiciens qui auraient pu faire carrière sous leur propre nom. Mais ils ont fait le choix de la musique de chambre, choix exigeant et courageux. Fort d’une seule « petite » dizaine d’années d’existence, ils jouent avec une maturité digne des meilleures « seize cordes. »
La musique de chambre, outre l’absolu altruisme qu’elle réclame, n’est pas que l’expression de quatre instruments. Elle doit générer une dimension supplémentaire qui peut se résumer en une formule : « Le tout est supérieur à la somme de ses parties. » Le quatuor op 13 de Mendelssohn offre à ses exécutants une des gammes les plus riches en terme de complexités. C’est l’œuvre d’un prodige de 18 ans, prodige qui deux ans auparavant signe un octuor pour cordes, modèle d’une absolue perfection. Les Modigliani confèrent à cet op.13 ce « climat » beethovenien tel un hommage que Mendelssohn rend à un modèle vénéré. Une réserve néanmoins : le violoncelle est très souvent couvert lors des tutti de ses camarades et une réprobation bien vénielle : il est dommage que le premier violon soit affaissé sur sa chaise quand ses interventions en solo sont elles, d’une infinie élégance.
A la suite du quatuor de Mendelssohn, les Modigliani, associés à Jean-Frédéric Neuburger au piano, entament cette grande fresque qu’est le quintette en fa mineur de César Franck. Est-ce le fait d’une ferveur qui les dépasse, mais le premier mouvement, noté « Molto moderato, quasi lento » fut joué bien peu « moderato », à un tempo soutenu, dans un esprit intensément dramatique.
Plus conforme aux indications notées par Franck, le 3 eme mouvement, dépasse en véhémence toutes les versions qui, dans cette œuvre, nous servaient de référence. La force de conviction des Modigliani, la puissance rythmique des coups d’archet de l’introduction de ce final, le grain serré et incisif de ceux-ci, saturé de chromatismes, le suspense qu’ils génèrent n’ont qu’un équivalent : celui de la scène majeure du « Psychose » de Hitchcock. De cette écoute, on en sort lessivé. Les Modigliani, qui jouent à un rythme d’enfer aux quatre coins d’Europe, n’auront pas choisi la facilité d’un programme estival, gentiment tout public. Ceci rajoute à leur mérite.
C’est le quatuor n°8 de Chostakovitch par les Borodine qui nous était offert en ouverture de seconde partie de cette nuit dédiée à la musique de chambre. Noté sur le programme de salle, « plus ancien quatuor en activité » il est bon de préciser qu' aucun des quatre musiciens qui composent cet ensemble à ce jour n’en a été fondateur. Il n’en reste pas moins que ce nom légendaire est digne de ses illustres géniteurs. Les Borodine sont indéfectiblement liés à Dimitri Chostakovitch. Que dire de leur interprétation du quatuor op.21 ? Prêtons l’oreille « côté gradins. » Voici un public pour l’essentiel composé de vacanciers. L’œuvre du grand Dimitri, que ce soit par son écriture ou par l’esprit qui l’anime, n’est pas à proprement parler des plus confortables à écouter. Aussi, l’ovation qui suivit son achèvement prouva qu’à ce niveau d’interprétation, aucune réticence ne subsiste. Les Borodine jouent la carte de l’épure, de la décantation, de l’implicite. Ils ne jouent pas une œuvre de Chostakovitch, ils sont l’âme de ce compositeur.
Beaucoup plus « aimable » à entendre fut le « Concert pour piano, violon et quatuor à cordes op.23 de Chausson » dont l’instrumentarium est aussi rare que sa diffusion. Le nommer « sextuor » serait contraire à la forme que Chausson décida pour cette si belle œuvre.
Si Andrei Korobeinikov est un des pianistes des plus présents à la Roque depuis quelques années, un artiste qu’on apprécie sans réserve, Léonard Schreiber, la petite trentaine, lui, nous était inconnu. Le « concert » de Chausson offre à ce violoniste « hors quatuor » de nombreuses interventions en solo. Lyrisme alternativement passionné et contenu, extrême délicatesse des timbres, phrasés soignés sans affectation…à l’heure du second mouvement, une Sicilienne, c’est un rêve qui passe…
Par l’extrême qualité des musiciens présents et par leur hauteur de vue de leur interprétation, ce 4 août demeurera à La Roque parmi les plus belles dates de ces dernières années.
Gérard Abrial
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© Easyclassic - 06/08/2012
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