En Moravie, de la mort à la vie...
En Moravie, de la mort à la vie…
Voici une trentaine d’années, Janacek n’était visible que dans l’ombre de ses compatriotes et contemporains, Smetana et Dvorak. Cette « Jenufa » donnée à l’opéra de Marseille, confirme comme une évidence, qu’elle ne cède en rien à la « Fiancée Vendue » du premier et à l’unique (et exquise) « Russalka » du second.
C’est à la cinquantaine passée que Janacek se distingue comme compositeur d’opéras. En 1904, ce sera Jenufa puis, une décennie plus tard, Katia Kabanova, La Petite Renarde Rusée, l’Affaire Makropoulos et la Maison des Morts. Pas vraiment des bluettes de second rayon. Ce sont des œuvres qui s’inscrivent, en ce début de siècle, à la croisée des chemins, entre la Bohème de Puccini et le Pélleas de Debussy qui apparaissent simultanément. Autrement dit, plus que deux langages…deux mondes. Le compositeur morave s’inspirera, sa vie durant, du monde sonore qui l’entoure. Celui du chant populaire, de l’étude des voix parlées mais surtout, il façonnera les voix intérieures de ses personnages, la virtuosité de celles qui se font entendre étant le dernier de ses soucis.
Bien que pour ses livrets, Janacek se rattache au vérisme, il adopte un langage musical prosodiquement original, en rupture avec celui du romantisme et à mille lieux d’un bel canto parfois histrionique. Dans Jenufa, les personnages ne s’adressent pas au public. Vivant leurs drames en huis clos, rien d’eux ne franchit la rampe, ils n’ont pas le souci du contre-ut affolant.
Comme par effraction, nous poussons la porte d’une famille qui, sans préambule, vient révéler ses secrets, ouvre le grand livre de ses rancoeurs, fait entendre plaidoiries et réquisitoires. L’orchestre de Janacek, extraordinairement explicite, porte ces cris au loin et de ces silhouettes en souffrance, épouse les murmures et double à merveille leurs tourments.
Les personnages, Jenufa, Laca, Steva, Kostelnocka sont en quarantaine d’eux-mêmes. Bien qu’apparentés et reliés par des drames partagés, subissant également le poids des lois sociales, c’est leur profonde solitude qui les caractérise. Leurs souffrances sont si violentes, la cruauté de ce qu’ils subissent est telle, que leurs tentatives pour se faire comprendre, se faire entendre sont inéluctablement vouées à l’échec. Et à l’heure de l‘acte final, c’est dans un terrible chaos que se débattent ces personnages réduits à des pantomimes.
Moshe Leiser et Patrice Caurier sont des metteurs en scène irréprochables. Leur direction d’acteurs tient de la chirurgie. Economes de moyens qu’on imagine réduits par la conjoncture actuelle, ils jouent la force de la sobriété. Et c’est du grand art. Le leur, c’est d’ôter tout se qui pourrait s’interposer entre le public de la scène (décors envahissants, vidéos cache-misère et autres « trucs »..) Envahir le premier rang ? Quelle convention nous interdirait-elle d’être des « voyeurs d’opéra » ?
Le décor ? Gris et dépouillé, il renforce le sentiment d’oppression qui se dilate aux cours de ces trois actes, appuyé par le nerf de lumières incisives.
Janacek voulait sa Jenufa universelle, libre de références folkloriques. Seules, les deux scènes dansées et un tableau où le chœur revêt de très beaux costumes bohémiens, offrent un « oxygène slave » malgré tout bienvenu.
La toute fin de l’œuvre apportera un peu d’espoir aux rescapés que sont Jenufa et Laca. Mais, le soleil est encore loin de se lever sur ce monde halluciné. Clap de fin. Rideau.
Ce grand moment d’opéra, nous le devons à des chœurs superbement réglés, à un orchestre transcendé par une direction très engagée, à une troupe de chanteurs aux talents affirmés, tous très cohérents. Et si Olga Gurykova reçoit nos ovations, c’est que sa Jenufa nous aura ému par sa simplicité et sa sobriété.
Montrer et pas démontrer, voici tout l’art de cette production dont on gardera longtemps le souvenir.
Gérard Abrial
www.easyclassic.com
Gérard Abrial
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© Easyclassic - 03/04/2009
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