Festival de Pâques Aix en Provence
Les grands maîtres s’écoutent les yeux fermés.
Partie 1
Tout mélomane, lors d’un récital de piano, désire ou exige de se trouver assis « côté clavier. »
Mais c’est parfois bien dommage.
Véloces, bondissantes, fulgurantes… ces mains d’artistes qui parcourent les 88 touches d’un clavier exercent une fascination. Mais, fixer son regard sur les mains d’un artiste, c’est accorder au « pouvoir digital » la même vertu que celle « cérébrale. »
Pour entrer entièrement dans le monde des plus grands interprètes, il faudrait un temps abolir la vue au profit d’une absolue disponibilité auditive, privilégier ce qui s’entend sur ce qui se voit.
On se souvient d’un Sviatoslav Richter qui, au soir de sa vie, jouait dans la plus totale pénombre, seul un raie de lumière venant éclairer sa partition. «Voir les mains du pianiste? A quoi ça sert?» déclarait-il ? Ecoutant (les yeux fermés) les Schubert aixois de Radu Lupu, un souvenir revient à notre mémoire.
Il se nommait Glenn Gould et écrivait : «La musique n’est pas la production de corps sonores pas plus que d’états psychiques. Elle est la recherche d’une perfection spirituelle. Un Impératif moral… Ce qui est essentiel c’est de stocker la musique quelque part dans son cerveau, d’en garder une image solide et claire en la faisant passer et repasser dans sa tête (…) La consolidation de l’image mentale est le seul travail qui me semble véritablement fructueux. Les aspects tactiles et digitaux sont infiniment secondaires par rapport au problème essentiel : donner un sens à la musique »
Nul doute que Radu Lupu adhère à cette théorie (mais à l’esthétique gouldienne, vraisemblablement pas…)
Le très austère pianiste roumain, qui fuit les studios d’enregistrement et ne se montre plus que rarement, qui n’accorde au public qu’un regard perdu au loin et que de brefs saluts, nous aura offert un Schubert qui peut tenir en trois mots : probité, simplicité, implicité. La légende de Radu Lupu en effet tient pour beaucoup à ses interprétations de Schubert, jamais contestées, désignées même comme des « références ». (compliment que notre artiste rejette certainement par un haussement de ses broussailleux sourcils.)
Les Danses Allemandes de Schubert, rarement au programme des pianistes, nous font entrer de plain-pied dans l’univers de Radu Lupu. L’impeccable conduite du discours, la richesse des nuances, des couleurs, des timbres, la souplesse et le rebond du jeu, une magnifique projection sonore témoignent d’un de ces artistes de grande classe auxquels on ne résiste pas. Sans aucune concession à une quelconque démonstration, Radu Lupu, même pour des pièces de genre « mineures » qui fleurent bon menuets et viennoiseries, en impose par une élégance de bon aloi qui sait garder la bonne mesure.
Partie 2
La dernière sonate de Schubert est un chef d’œuvre absolu qui longtemps fut négligé.
Mais, dans les années cinquante, de grands claviers s’en éprirent et se confrontèrent à cette immense partition.
Aussi, connait-on de multiples versions, très caractérisées, la « matière schubertienne » autorisant une grande liberté de ton (reprises y comprises…)
Radu Lupu, ici, déconcertera les familiers des versions Sokolov, Horowitz, Haskil ou, celle du plus jeune Leif Ove Andsnes. Là où ces derniers expriment des affects personnels, s’impliquant lors de multiples contrastes entre sombre élégie et soudaine alacrité, nourrissant cette œuvre d’une « matière sonore » dense, Radu Lupu demeure à distance de ce long récit. Un « clavier bien (trop ?) tempéré » regretteront certains.
Les zélateurs de Wilhelm Kempf y trouveront leur compte.
De cet « Aboutissement du voyage » (R.de Candé) Radu Lupu délivre une version tout en pudeur, d’une simplicité rayonnante, d’une sérénité constante, profondément décantée, nourrie de clairs-obscurs modérés et de subtiles demi-teintes.
Tout au long de ces quatre mouvements, Radu Lupu aura cultivé un mystère qui tient autant à la nature de cette sonate qu’à celle de son interprète.
Aux dernières mesures, pendant un trop bref silence, nous retenons notre souffle, car « Tout est dit.»
Gérard Abrial
Ps : Ce « Tout est dit » aurait été bien plus saisissant et mémorable sans les bis d’usage.
Après que la dernière note se soit éteinte, silence…silence…
© Easyclassic - 09/04/2013
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