Festival de La Roque d’Anthéron 3 août 2011.Grand Théâtre de Provence Récital de Grigory Sokolov Sokolophiles, Sokololâtres, Sokolophobes…?
Depuis sa première apparition à La Roque en 2000, le pianiste russe a conquit une foule d’adeptes qui, pour rien au monde, négligerait ce pèlerinage annuel.
Ses plus anciens partisans (dont nous sommes) n’avons jusqu’en 2007 jamais hésité à affronter la fournaise du temple de Lourmarin (40°, 400 places), un chaudron saturé de moiteurs. Assis sur des bancs aussi confortables que ceux d’un tribunal albanais, il fallait une bonne dose de passion musicale pour communier avec Grigory Sokolov, ennemi déclaré des récitals sous les étoiles. Rassemblés dans la ferveur du maître, après plus de 2h30 de sidération musicale, nous sortions du temple, ruisselants, comme étourdis mais largement payé pour avoir bravé ce traitement réservé aux seuls véritables sokolophiles, une sorte de secte plus à l’écoute d’une révélation mystique que d’un événement artistique.
Depuis 2007, c’est au Grand Théâtre de Provence (1400 places, ses sièges confortables, sa climatisation, son bar …) que la grand-messe du pianiste russe nous est offerte. C’est ainsi que les sokolophiles d’hier, sokololâtres d’aujourd’hui, toisent un peu le « grand public » qui, épargné de tout effort et inconfort, à leurs yeux, n’ont que peu de mérite.
Mais, plus sérieusement…
L’homme Sokolov, nimbé de mystères, suscite bien entendu toutes les curiosités. Rejetant les demandes d’interviews, volontairement en marge du « circuit » officiel du monde du piano, doté d’un physique qui le caparaçonne et ainsi ne laisse absolument rien filtrer d’éventuelles manifestations physiques, involontairement, la personne Sokolov est devenue personnage. « Dans ce monde mais pas de ce monde » pourrions-nous dire…
Statufié vivant, contre sa volonté, Grigory Sokolov ne veut apparaître que le temps de son programme et de ses nombreux bis.
Mais par bonheur, dès les premières mesures de son récital, l’artiste vient faire diversion à ces curiosités somme toutes assez vaines. Un Lang Lang nous suffit.
Le mot de Verlaine : « La musique avant toute chose » va comme un gant à Grigory Sokolov.
Pour le chroniqueur musical, la capacité d’une écoute « musicalement objective » (une vue de l’esprit…), et son attention à celle des parti-pris interprétatifs du maître viennent d’abord se confronter à un phénomène purement acoustique : un envoûtement sonore quasi hypnotique, unique dans le monde du piano. Prendre du recul par rapport à ce phénomène grisant, parfois vénéneux et garder la tête froide, est particulièrement ardu. De surcroît, la détermination, l’affirmation, la hauteur de vue, la caractérisation du jeu de Sokolov sont si impressionnantes que nos repères disparaissent. Au jeu de la comparaison, de Sokolov, Arthur Rubinstein aurait dit : « Il n’est pas le plus grand mais il est le seul… » Si on devait isoler une seule des grandeurs sokoloviennes, on soulignerait cette capacité assez surnaturelle de transmuer la matière sonore, par essence invisible et immatérielle, en un matériau concret, tangible, palpable et manifeste. Sous une technique infaillible, pas une note produite par Sokolov qui ne soit privée de sens, qu’on approuve ce sens ou pas, qu’on l’adopte ou qu’on le rejette.
Et par ailleurs, il n’échappe pas au public, même le moins averti, que jamais ce pianiste, qui semble parfois atteindre le point de rupture sonore comme émotionnel, ne cherche ni à convaincre, ni à subjuguer. Mais concédons à quelques très rares « Sokolophobes » leur droit à exprimer leur désaccord : « Sokolov fait du Sokolov… » répétent’ils. Soit.
Bach Concerto Italien BWV 971 et Ouverture BWV 831
Architecture majestueuse, clarté polyphonique aveuglante, ampleur des phrasés, liberté rythmique quasi-désinvolte, passage à une vitesse ahurissante de fortissimo-tornade sonore à des pianissimo filés, pureté de l’articulation, contrôle absolu de la sonorité…le génie de Sokolov au service de Bach mérite tous les superlatifs. Tournant délibérément le dos au clavecin, instrument d’origine de ces œuvres, Sokolov assume et exploite totalement les ressources du piano moderne. Dés les premières mesures du Concerto Italien, pris avec un tempo étonnement rapide, on est sous le charme de l’alacrité d’un allegro, crépitant, fantasque, contrasté et sous celui d’un Andante à faire fondre le cœur le plus sec.
Quant à l’Ouverture BWV 831, page assez confidentielle dans la monumentale production de Bach, elle offre à Sokolov une voie idéale pour nous révéler toutes les nuances, couleurs, multiplicités de timbres d’un Steinway, modèle en réduction d’un orchestre symphonique.
Sokolov, dans les années 70, tout comme Gilels dont il était une sorte de disciple (ce qui laisse des traces…) sans se préoccuper un instant de l’adhésion ou de la désapprobation du public, franchit le mur du son et donne à entendre un Bach parmi les plus singuliers. Toute référence à Gould, Koroliov, Gulda, Richter, Zhu Xiao Mei, Tharaud… est inutile. « Sokolov fait du Sokolov… » s’indignent ses détracteurs. Soit.
Schumann Grande Humoresque op 20 et Scherzo, Gigue…op 32.
De Bach à Schumann, le pas sokolovien est un pas de géant. Dès l’entame de cette Humoresque si peu jouée, le climat schumannien envahit l’espace. Cette pièce, (en allemand, plus « humeur » qu’ « humour ») écrite par un Schumann avouant : « c’est ce que j’ai écrit de plus déprimé, » repose sur la fameuse dualité exprimée toute son existence par un artiste longtemps et abusivement diagnostiqué comme maniaco-dépressif quand il s’agissait en réalité d’une émanation de violents conflits intérieurs. Cette œuvre se prête ainsi aisément au jeu très contrasté de Sokolov, alternant passages âpres et tendus, épisodes primesautiers ou volatils, oppositions du flux contraction/expansion…Mais si la beauté des pianissimo de Sokolov est saisissante, on sera plus réservé à l’écoute de fortissimo parfois très (trop) véhéments. Une autre réticence (non interprétative) relève du choix de l’opus 32 joué à la suite de l’Humoresque. Ignorés des programmes schumanniens, à ces quatre pièces, non négligeables mais de second choix, on aurait préféré les rares et merveilleux Nachtstücke op.23, un concentré d’un Schumann le plus attendrissant qui soit. Quant au rituel des bis(*) du grand pétersbourgeois, il fut respecté. Cinq « encore » et autant d’ovations par un public debout, enthousiaste, transporté.
Sous ses ovations, le chœur des Sokolophobes aura eu bien du mal à faire entendre ses protestations. « Sokolov fait du Sokolov… » gémit-il. Soit. Et pour longtemps encore, espérons nous.
Gérard Abrial
Les bis=
Rameau : Le rappel des oiseaux
Rameau : Tambourin
Brahms : Fantaisie n°7 opus 116
Rameau : L'Egyptienne
Rameau : Le sauvage
Brahms : Fantaisie n°2 opus 116
© Easyclassic - 06/08/2011
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