Festival de La Roque d’Anthéron
Grigory Sokolov est entré en scène. Toujours d’un pas précipité, l’artiste russe rejoint son piano. Il n’aura pas un regard pour un public qu’il salue furtivement, le bras droit derrière son dos. Les habitués de la grand messe sokolovienne connaissent le rituel, immuable, à la seconde près. Les « béotiens » le découvrent, eux, assez étonnés.
Corps voûté, massif, sanglé dans une tenue « grand récital » (queue de pie, gilet, nœud papillon blanc), le visage impassible, il entame son programme sans attendre que le silence se fasse.
Nez au ras des touches, semblant se fondre dans son clavier, l’auteur de la liturgie la plus saisissante de l’univers du piano, engage son tête à tête avec Bach, Beethoven ou Mozart.
Ce serait faire offense à Grigory Sokolov de dire qu’il « joue » du piano. Il n’y a rien de ludique chez cet homme, ni dans son art, ni dans sa personne.
Quant à son Steinway, plus que de l’inviter à une aimable collaboration le temps d’un concert, il s’en empare, l’assujettit à son entière volonté, le violente parfois. Le pianiste russe va obtenir des 88 touches, des sonorités, des timbres, des couleurs, une dynamique, une vitesse de réaction si déconcertantes qu’on les croirait émaner d’un instrument jusqu’à lors inconnu.
Sokolov est incomparable. L’entendre suscite des réactions toujours extrêmes. Pas un mélomane qui ne porte sur lui un jugement modéré. Le suivre dans son univers musical, c’est abolir toute référence précédente. A la grande majorité, le public fait le voyage jusqu’à son terme. Il en sort épuisé, bouleversé, interloqué. Mais converti. Les autres auditeurs, aux premières mesures, se braquent et crient au fou. Dites « Sokolov » et l’incendie éclate. Il y a des musiques qui n’adoucissent rien du tout.
Glenn Gould, avec une candeur toute calculée, disait : « Je me refuse de penser que l’acte recréateur soit différent de l’acte créateur. » Ignorant les interviews, on ne connaîtra pas l’avis de Sokolov sur ce sujet passionnant. Bien que scrupuleusement attaché à la partition, il n’en reste pas moins que ses interprétations transcendent les œuvres jusqu’à des niveaux inconnus. Pas systématiquement plus hauts, mais certainement à part.
Pour y parvenir, l’arsenal dont dispose le pianiste russe est immense.
Technique surnaturelle, polyvalence dynamique, couleurs à l’infini, virtuosité sans limite, pensée musicale du plus haut niveau…Sokolov passe toutes « ses » œuvres aux rayons X. Son jeu rayonne, la projection sonore est admirable, la musique est « pulsée » avec une énergie de chaque instant. Lui-même semble être sous l’effet d’une extase assez similaire à celle de Glenn Gould lors de ses récitals. On pourra contester certains partis pris esthétiques, certaines « bizarreries ». Mais, sauf à se boucher les oreilles, on avouera avoir éprouvé une forme d’hypnose acoustique. Et celle-ci relève parfois plus du monde des sons que de celui de la musique.
Son programme terminé, Sokolov, qu’on pourrait croire exténué par un engagement physique de chaque instant, entame alors un troisième récital : celui de ses bis.
Cinq, six, sept…œuvres jouées avec une extraordinaire fraîcheur. Pas une goutte de sueur sur son front, pas un pli sur sa chemise, pas une note qui ne soit encore et toujours travaillée, dessinée, polie. De Couperin à Rachmaninov, de Bach à Debussy, des aller-retour et quelques saluts mécaniques. Mais, ni les clameurs ni les ovations ne dérideront le maître. Le public s’en retourne au profane, lui demeure dans le sacré.
Et c’est heureux ainsi…
Gérard Abrial
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ps : Grigory Sokolov, souffrant, a annulé son récital. Ce qui n’est pas une raison pour ne pas lui rendre hommage.
© Easyclassic - 04/08/2008
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