Festival de piano de la Roque d’Anthéron
Pour la plupart, d’années en années, ce sont les mêmes.
Bien avant l’heure dite, on les reconnaît à leur attitude concentrée, à la docilité avec laquelle ils patientent, vêtus de vêtements légers, à la main des petites bouteilles d’eau, éventails ou brumisateurs. Les croyez-vous en partance pour un désert ? En terme de température attendue, vous n’êtes pas loin de la vérité. Ou alors, postés devant un temple protestant, les imaginez-vous en attente d’une messe ? Oui, en quelque sorte.
Qui sont-ils ? Ce sont les adeptes sokoloviens à l’instant de leur rencontre annuelle avec un pianiste, non pas admiré, mais idolâtré. Mettriez-vous en doute leur bon goût musical que vous les offenseriez. N’ont-ils pas, pour certains, envoyés des chèques en blanc dès l’hiver pour s’assurer de places aussi confortables que des bancs de commissariats albanais ? Deux heures durant, ne vont-ils pas affronter des températures de chaudron pour entendre le sermon de leur idole ? Justement l’idole, voici qu’elle paraît ; les cous se dévissent pour à peine entrapercevoir le maître du clavier. Entré sur scène à pas vifs, il se rue sur le clavier dans un silence de sépulcre, sans un sourire, le regard perdu au loin.
Nous avons, ici ou ailleurs, déjà évoqué la sidération sonore que Grigory Sokolov provoque sur l’auditeur. On sent bien qu’il serait capable de nous subjuguer dans un programme d’études de Czerny, tel un acteur qui nous enchanterait en lisant le Vidal.
Première œuvre de son programme, la sonate D 959 de Franz Schubert. Quelques mesures à peine floues et l’implacable mise en place va révéler une architecture d’une austère grandeur. Sokolov prend le parti de la sévérité, de l’inexorable évidence de la fin du voyage d’un Schubert qui se sait quitter cette terre. Saisissant andantino et cette main gauche qui sonne comme un glas… !
Et jusque dans le scherzo, qui sous ses notes d’apparence allègre, recèle une profonde amertume. Vision métaphysique, âpre, tendue. Dans le public on battit des records d’apnée.
Le Chopin de Sokolov, en seconde partie, dut abasourdir les nouveaux venus sur la planète du virtuose russe. A des lunes d’un Chopin écouté en sirotant un marc, celui de Sokolov se (dé)range du côté de Beethoven. Complexité des sentiments, sertis dans des lignes géométriques parfaitement maîtrisées, tout ne fut que hauteur de vue, tension extrême, exploration d’états d’âme au rayon X et brefs sourires de nostalgie. Ici aussi, Sokolov se montre radicalement marginal et profondément déstabilisant, parfois bizarre.
Mais sa fabuleuse technique, sa sonorité hypnotique, la cohérence de ses choix interprétatifs sont irréfutables. Et les ovations d’un public ruisselant de sueur et de gratitude en sont le plus émouvant témoignage.
Alors, après son sixième bis, dont deux Couperin tels des dentelles de Calais, la Légende se retire, emportant ses mystères sous un imperceptible sourire.
Et c’est ainsi que Sokolov est grand.
Gérard Abrial
© Easyclassic - 27/07/2005
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